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avait noué de nombreuses amitiés au sein de la plèbe de Davillon,
et, quoiqu’il lui ait fallu du temps pour s’accoutumer à une vie
où tout ne s’obtenait pas d’un claquement de doigts, elle avait
persévéré. Elle avait quitté sa famille avec assez de fonds pour
ouvrir sa propre taverne. Son père s’offusquait de voir sa fille
travailler parmi les classes inférieures, et ne voyait pas d’un bon œil
la vocation qu’elle s’était choisie. Pour autant, le vieil homme ne
s’était guère attristé de la voir partir. De loin en loin, pour la forme,
il tentait de l’inciter à regagner le nid, mais, la plupart du temps,
chacun laissait l’autre tranquille et ne s’en portait pas plus mal.
Ce jour-là, Geneviève se sentait d’humeur joviale – sa grasse
matinée n’y était sans doute pas étrangère. Avec un signe de main
enjoué à l’adresse de quelques habitués du marché, elle gravit
les cinq marches basses qui menaient à la porte de
La Sorcière
Désinvolte
.
Le bâtiment trapu, plutôt quelconque, n’abritait en
plus des cuisines qu’une vaste salle commune, une petite réserve
et trois minuscules arrière-salles privées. Aucune décoration, à
l’exception d’une petite pierre bleue gravée d’une croix blanche :
le symbole de Banin, divinité de la Maison Marguilles, l’un
des rares fragments de sa vie passée auxquels Geneviève n’avait
pas renoncé. Son établissement avait beau être modeste, les
clients qui n’avaient pas les moyens de fréquenter les débits de
boisson « prestigieux » savaient l’apprécier. Elle y pratiquait des
prix raisonnables, on y buvait bien et faisait bonne chère, et le
personnel y était aimable.
Pour Geneviève, cette taverne n’était pas simplement son
gagne-pain. Plus que la demeure de son enfance, plus que la
petite suite de pièces où elle vivait à présent,
La Sorcière Désinvolte
était sa maison.
Voilà pourquoi, lorsqu’elle pénétra dans la salle sombre et y
découvrit un trio d’hommes installé à la table la plus proche, sa
première réaction fut de colère plus que de peur.