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Comment cette simple succession de notes pouvait-elle lui évoquer
à la fois une telle beauté et une tristesse aussi profonde ?
Ravi de cette trêve, Ash s’amusait à railler le changement
d’attitude manifeste de sa sœur. Il insinuait, l’œil taquin, que la
boîte à musique était ensorcelée et que plus la jeune fille l’écoutait,
plus elle tombait sous l’emprise de Jack. Ce persiflage irritait
Charlotte au plus haut point, mais elle ne parvenait pas à se séparer
de son objet fétiche.
Remarquant sa passion nouvelle, Ash conspira ensuite avec
Jack afin d’emplir un peu plus la vie de sa sœur de musique
mécanisée. Lors d’une expédition sur le Tas de ferraille, le duo
avait déniché une armoire abandonnée dans un piètre état. Les
deux garçons avaient traîné leur butin jusqu’aux Catacombes au
beau milieu de la nuit pour le dissimuler dans la chambre de Jack,
où ils savaient pertinemment que Charlotte ne mettait jamais les
pieds. Ash et Meg en avaient restauré la marqueterie tandis que
Birch se penchait sur la réparation du mécanisme des portes.
Le matin de son seizième anniversaire, Charlotte s’était
réveillée au son de mélodieux arpèges, qu’elle entendait pour
la première fois. Campés de part et d’autre de la garde-robe
ressuscitée, les quatre amis attendaient sa réaction à ce spectacle.
À leur grande horreur, Charlotte avait promptement éclaté
en sanglots. Des larmes de joie, en fait : la jeune fille s’était levée
d’un bond pour enlacer un Birch rouge comme une pivoine et
l’entraîner dans une valse endiablée. Son frère s’était empressé
d’inviter Meg à danser, et les deux couples avaient tournoyé tout
autour de la pièce comme les automates qui ornaient les battants
de la penderie, sous le regard bienveillant de Jack.
Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis cet anniversaire,
le dernier souvenir véritablement heureux de Charlotte. À ses
affrontements avec Jack avait succédé un conflit larvé avec Ash.
Leurs disputes, de plus en plus fréquentes, avaient un motif
évident, même si ni l’un ni l’autre n’était prêt à l’admettre.